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Le sentiment d’être le seul spectateur

Jean Beaunoyer 

Sûrement la pièce la plus déroutante, la plus éprouvante et la plus agressante du festival. Le scénario est simple: à Orangeville, petite ville ontarienne, une adolescent de 14 ans étrangle deux enfants. Il ne réussit pas par la suite à faire subir le même sort à sa soeur. Déclaré non couplable à son procés, pour cause d’aliénation mentale, l’adolescent est envoyé dans un institut psychiatrique.

Voilà le prétexte. Parce qu’il ne s’agit pas de vivre le drame du jeune meurtrier, d’assister à la démarche du jeune homme, de reprendre l’assasinat. Non! C’est de nous, spectateurs, qu’il s’agit.

Reprenons depuis le début. En pénétrant dans le hall d’entrée du théâtre de La Veillée on aperçoit un professeur de piano qui engeule une jeune pianiste. On attende un bon moment et puis le portier consent en maugréant à nous faire entrer dans la salle de théâtre. Nous maudissant, il referme sur nos talons. En cherchant notre siège, nous entendons quelqu’un répéter que nous pouvons choisir un place, changer de place pendant le spectacle, mais ne pas utiliser le fauteuil central. Il répète ses propos au moins cinquante fois.

Au centre de la salle, un lit et un jeune homme qui dort. On prend place. Aux quatre coins de la salle, on décèle des comédiens. Ces gens s’engeulent, font beaucoup de tapage ou s’amusent. Un médecin sérieux, belle prestance, fait son apparition. Il tente de communiquer avec le jeune patient de 14 ans. Il est éconduit. Le professeur de piano a pris place dans les gradins et ne cesse de harceler son pupille. Un autre patient de l’hôpital surgit. Il a peine à s’exprimer. Le médecin revient voir le jeune patient. Celui-ci n’est pas tellement plus bavard. Un comédien costaud habillé en cow-boy invective certaines personnes dans la salle. Il s’agit sûrement de comédiens. La soeur du jeune meurtrier danse. Celle-là même qu’il n’a pas réussi à étrangler. Son regard est vide, absent. Le médecin parvient à arracher des confidences au jeune assasin qui admet très facilement son crime et ajoute qu’il a joui de l’expérience. Il aura fallu une dizaine de visites avant que le patient ne s’exprime. Le temps passe et nous voyons le vieux patient désarticulé pousser une tondeuse à gazon sur le plancher. Un comédien veut s’exprimer et raconte le jeu des planètes au-dessus d’Orangeville, mais la musique s’amplifie et on n’entend rien.

Des spectateurs quittent la salle mais sont-ce des spectateurs ou des comédiens? Une femme fait cuire des omelettes et échappe l’assiette avec fracas quand elle veut en offrir une pointe. Le lumières s’éteignent puis sa rallument. On ne sait plus qui joue!

J’ai assisté jusqu’à la toute fin de la représentation et j’ai eu le sentiment étrange d’être le seul véritable spectateur de ce spectacle. Tout devient suspect, la menace est constante et on vit la conscience de l’aliénation. Etait il coupable, ce jeune homme de 14 ans. On ne sait plus. On ne sait plus rien.

La Presse
June 6, 1987